voilà je viens de repêcher dans mes archives de liens, un article paru sur le Courrier International datant de décembre 2002. (j'ai cherché sur le forum mais j'ai pas trouvé de post y faisant référence, donc je poste

Bon, je trouve cet article fort intéressant! je ne me rappelais plus l'avoir. J'espère que ça va pas générer des débats inutiles et des réactions trop enflammées, car ça parle un peu de la légitimité de l'homme occidental à s'approprier de cet instrument.... bon j'en dis pas plus donc... à vos yeux!

Un second souffle pour le didgeridoo
26.12.2002 | Leila Abboud | The Wall Street Journal
DE FREELAND (Maryland, Etats-Unis)
Depuis des milliers d'années, les Aborigènes d'Australie sillonnent le bush à la recherche de branches creuses d'eucalyptus afin de fabriquer des didgeridoos, ces longs instruments de musique au son grave. Ils tapotent les troncs pour trouver ceux que les termites ont creusés de façon telle qu'il en sortira un son étrange, à mi-chemin entre la corne de brume et le barrissement venu de la nuit des temps.
"Les instruments sacrés ne pouvaient être sortis que dans l'obscurité et les anciens en jouaient au cours des cérémonies d'initiation", se souvient Wayne Turrong Peckham, un Aborigène de Mareeba, dans le nord du Queensland, initié par sa grand-mère.
Rien d'étonnant, donc, à ce que M. Peckham ne voie pas d'un bon oeil Tim Whittmore, 35 ans, créateur du didgeridoo en canettes de soda, qui joue de son instrument pour le plaisir des promeneurs d'Ocean City, dans le Maryland.
L'émission Survivor 2, qui se déroulait en Australie et dont le jingle était un air de didgeridoo, a suscité l'intérêt de nombreux Américains pour cet étrange instrument. Ce son est aussi populaire auprès des fans des Grateful Dead que des raveurs, et on l'associe même à une sensibilité hippie. Pourtant, le didgeridoo n'a connu son essor qu'après les JO de Sydney, en l'an 2000. A Laguna Beach, en Californie, un revendeur a vu ses ventes doubler chaque année depuis l'ouverture de son magasin, en 1998. Le site de vente en ligne eBay propose des centaines d'instruments, et l'on estime à plusieurs dizaines de milliers par an le nombre de transactions s'effectuant directement via le Net.
Les Aborigènes et les puristes sont heureux de l'intérêt porté au didgeridoo et à leur culture. Mais ils ne supportent pas les imitations, dont beaucoup sont des attrape-touristes fabriqués en Australie pour être vendus sur place ou sur les marchés étrangers. Les Aborigènes, à commencer par M. Peckham, peuvent consacrer plusieurs mois à la fabrication d'un seul instrument traditionnel. Il leur faut d'abord couper une branche creusée par les termites, en retirer l'écorce, la nettoyer et l'accorder. Ils la décorent ensuite de motifs complexes aux couleurs vives, variant selon les régions et l'usage fait de l'instrument lors des cérémonies.
Les contrefacteurs, eux, se dispensent des termites et produisent des instruments vendus entre 300 et 600 dollars, soit nettement moins cher que les originaux. Il leur arrive d'embaucher des routards pour peindre les motifs aborigènes. Les didgeridoos sont parfois même fabriqués en Indonésie, où la main-d'oeuvre est meilleur marché.
Pour couronner le tout, certains étrangers, comme M. Whittmore, utilisent des canettes de soda ou des tuyaux en PVC, quand ce n'est pas du cuir, du verre, de l'aluminium ou du chanvre. Ces instruments coûtent 20 dollars et sont vendus aux touristes de passage en Australie ou expédiés à des Américains. Une offre avec laquelle les Aborigènes ne peuvent pas rivaliser. "Nous n'aimons pas la façon dont notre culture a été abâtardie", déplore M. Peckham. La situation est telle qu'il y a trois ans le gouvernement australien a lancé un label pour les oeuvres d'art aborigènes, et notamment les didgeridoos. Pour pouvoir apposer le triangle rouge, noir et jaune officiel sur une oeuvre, il faut remplir un dossier de six pages, payer 20 dollars de frais d'inscription et prouver que seuls des indigènes ont participé à l'élaboration de l'objet.
Le didgeridoo est un élément central de la culture aborigène ; il remonte au mythe de la Création, dans lequel l'homme et la femme ont fait apparaître les animaux à l'aide de cet instrument. On l'utilise pour les danses et les cérémonies sacrées - funérailles, initiations et rites de guérison. Aujourd'hui, les bons joueurs se font rares : les meilleurs voyagent donc souvent d'un bout à l'autre de l'Australie pour ce genre d'occasion.
Le week-end du 22 juin, aux Etats-Unis, s'est tenu le deuxième festival annuel de didgeridoo, à la limite du Maryland et de la Pennsylvanie. Des fans venus de partout ont planté leurs tentes sur le terrain vallonné de leur hôte, John Madill, lui-même fabricant de didgeridoos. Ils ont même installé une douche de fortune, fabriquée à partir des restes de tuyaux en PVC de M. Whittmore.
Ce dernier n'est jamais allé en Australie. Sa vocation s'est déclarée quand il a vu ces étranges instruments à la télévision. Plusieurs années de tuba ont augmenté sa capacité respiratoire et lui ont musclé les lèvres, ce qui l'a aidé à maîtriser les longues périodes de souffle continu nécessaires à la pratique de l'instrument australien. Aujourd'hui, Big Blow [Souffle puissant] est révéré par de nombreux joueurs américains. De son instrument de deux mètres de long, il tire des rythmes frénétiques, syncopés, et des accents jazzy qu'aucun Aborigène n'oserait sortir.
M. Whittmore crée des didgeridoos à partir de matériaux de récupération, comme des plateaux jetables de fast-food en aluminium recouverts de pâte époxy et peints aux couleurs disco. "On peut faire un 'didge' à partir de n'importe quoi", estime-t-il.
"Cire d'abeille ou époxy ? Comment fabriquer la meilleure embouchure ? Des questions clés agitées par les participants du festival, entre deux ateliers de yoga ou de fabrication de paniers aborigènes.
Le deuxième jour, à l'aube, au cours d'une messe, Barry Higgins, surnommé White Crow [Corbeau blanc], récita une prière d'inspiration indienne devant une dizaine de personnes assemblées autour des dernières braises d'un feu de camp. Les sons graves du "didge" se mêlaient aux pépiements des oiseaux, et, en dépit de tout le matériel de camping et de quelques instruments en plastique, on avait le sentiment de ne faire qu'un avec la nature, conformément à la tradition aborigène.
Mais pour Philip Hall, qui dirige le programme de labels de la National Indigenous Arts Advocacy Association, tout cela tient du blasphème. Ce créateur de motifs aborigènes sur peau de crocodile et de kangourou est un membre de la nation aborigène Euahlayi-Gumal Iaroi. Et il est farouchement opposé aux didgeridoos adaptés à la sauce étrangère. "C'est comme si nous débarquions aux Etats-Unis et que nous voulions changer le drapeau américain. Cet instrument appartient à notre culture. C'est un objet sacré."